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“Sorry We Missed You” de Ken Loach : dénonciation des dérives de la surconsommation

Clara Haelters 21 juin 2022
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Sorry We Missed You, de Ken Loach © Joss Barratt

Retour sur le film Sorry We Missed You, dernier long métrage en date du réalisateur britannique Ken Loach, sorti en 2019. Comme l’effet des picotements d’une claque, ce drame nous pousse à réfléchir à nos modes de consommation et les conséquences qu’ils engendrent. Attention : SPOILER !

Sorry We Missed You retrace un moment de la vie d’une famille anglaise, brisée par un phénomène de plus en plus répandu : l’ubérisation de la société. C’est l’histoire de Ricky (Kris Hitchen), de sa femme Abby (Debbie Honeywood) et de leurs deux enfants, Sebastian (Rhys Stone) et Lisa (Katie Proctor). Suite à la perte du travail de Ricky et à la crise des subprimes, les deux parents sont endettés jusqu’au cou et font leur maximum pour sortir la tête de l’eau. Abby est auxiliaire de vie, elle est payée à la visite, fait des horaires à rallonge, n’est pas rémunérée pour les heures supplémentaires qu’elle effectue et n’est pas non plus remboursée pour les transports qu’elle prend. Rick, lui, enchaîne les petits boulots mal payés, physiquement durs, avec toujours quelqu’un sur le dos. Il souhaiterait gagner plus et devenir son propre patron.

La seule solution qu’il voit pour sortir sa famille des dettes et pour enfin s’offrir une maison qui leur appartienne est de devenir chauffeur-livreur pour une plateforme de vente en ligne. Le dépôt est “dirigé” par le chef Gavin Maloney (Ross Brewster), qui va expliquer à Rick qu’avec ce job, il évolue en tant que “prestataire de service” et sera donc son propre patron. Aveuglé par l’espoir de retrouver une forme de liberté dans son travail, Rick va s’investir émotionnellement et économiquement dans cette nouvelle aventure. Cependant, ses attentes s’effondrent rapidement lorsqu’il est confronté aux conditions déplorables du métier, qui impactent directement l’équilibre et la santé mentale de sa famille. Leurs problèmes financiers forcent le couple à accepter une cadence inhumaine, au point même, à leur immense regret, de délaisser leurs enfants. Cela ne marque pas le début mais la continuité d’un cauchemar grandissant, d’un cercle vicieux sans fin. Comme le constate Abby dans le film : “Plus on travaille, plus on fait des heures, plus on s’enfonce dans cet immense trou.”

Sorry We Missed You, de Ken Loach © Joss Barratt

Ken Loach filme avec une justesse troublante ce qu’est, selon moi, l’esclavagisme moderne. À travers la façon dont est construit le film, sa mise en scène et les thématiques abordées dans celui-ci, le réalisateur souhaite dénoncer la nouvelle forme de précarité causée par l’ubérisation.

La construction de Sorry We Missed You a été pensée pour traduire la dégradation de la situation de Rick et de sa famille, tout en étant la plus réaliste possible. Dans la première scène, on note que Ricky place un grand espoir dans le fait d’obtenir le statut de “prestataire de service”. Il y voit un moyen d’être libre, d’être son propre patron, de gagner plus d’argent, d’accéder à un certain confort de vie. Dans le dernier plan, on retrouve Rick complètement anéanti physiquement et mentalement par ce fameux travail, qui devait lui permettre de s’en sortir. A contrario, les conditions de celui-ci sont ce qui l’a détruit. Il y a un très grand écart entre ces deux scènes. L’une marque l’illusion et l’idéalisation de cette nouvelle forme moderne d’entrepreneuriat, l’autre la réalité des conditions inhumaines de cette dernière. Par le montage chronologique des plans, Ken Loach raconte cette dégradation, cette désillusion du personnage, forcé de réaliser qu’il est piégé dans un système qui ne tient pas ses promesses et ne lui offre aucune sécurité. L’avancement du film est ainsi rythmé par l’aggravation des situations de travail du couple, qui finit par avoir un impact malsain sur le foyer.

Sorry We Missed You, de Ken Loach © Sixteen Films

L’une des caractéristiques du film, qui le rend encore plus poignant, est le réalisme avec lequel les séquences sont tournées. Ken Loach choisit de mettre en scène cette famille par des prises de vues fixes et par caméra portée, permettant au spectateur de suivre consciencieusement les moindres faits et gestes des personnages. Cela donne l’impression de voir l’action brute, sans que les techniques de caméra viennent altérer notre regard sur la situation. Le point de vue narratif interne renforce l’aspect naturel et concret de l’histoire, donnant le sentiment au spectateur d’être impliqué au même degré que les personnages.
Le cadrage, principalement en plan américain, est également un moyen de rendre visible les émotions et réactions des personnages. Le cadrage rapproché permet ainsi de souligner la dégradation physique de Rick : sa fatigue, son épuisement, son énervement, ses blessures, ses inquiétudes, etc.

Enfin, le réalisme est également marqué dans le film par une bande sonore composée principalement de bruitages ambiants : trafic, klaxons, brouhaha de l’entrepôt, scans. L’absence de musique ajoute davantage de gravité au contexte. Une mélodie au ton dramatique apparaît ainsi lorsque Lisa découvre, en pleine nuit, que Seb a peint d’une croix noire les photos de famille. Cette musique revient ensuite à plusieurs moments-clés, dans les scènes marquant l’effondrement du foyer et de sa stabilité.

Dans Sorry We Missed You, Ken Loach aborde des thématiques résonnant fortement avec les problèmes du monde moderne et de la révolution numérique. L’un des sujets les plus importants est la nouvelle forme d’emprisonnement engendrée par le statut de “prestataire de service”, qui malgré l’espoir de Rick, va finalement le mener à sa perte. On peut se poser la question suivante : à qui profite cette nouvelle forme d’entrepreneuriat défendue par les ultra-libéraux au nom de la liberté individuelle ?

À travers les discours de Maloney, on perçoit les mécanismes d’un système visant à diminuer au maximum les coûts. Les répercussions bénéfiques de cette forme de travail semblent tomber sur les actionnaires de la boîte de transporteurs ainsi que les multinationales qui les sous-traitent. Quant aux conséquences négatives, elles chutent évidemment sur les livreurs : manque de sécurité, manque d’assurance en cas de vol ou de casse, heures supplémentaires… Ces conditions épineuses impactent le mental des “entrepreneurs”, créant de la colère, de la frustration. Elles imposent également une forme de concurrence entre les livreurs, au lieu de forger une solidarité. Il est difficile de tenir ce genre de cadence sans que cela ait un impact considérable sur la famille.

Sorry We Missed You, de Ken Loach © Sixteen Films

C’est la deuxième grande thématique abordée par Ken Loach dans Sorry We Missed You. Les répercussions terribles des conditions de travail des parents sur le foyer. Abby et Ricky ont tous les deux des horaires qui empiètent sur leur soirée, ne leur laissant que très peu de temps privilégié avec leurs enfants. La place que prennent leurs métiers respectifs va participer à l’ébranlement de la famille. À certains moments, c’est Lisa qui s’empare du rôle de “parent” : c’est elle qui va éteindre les lumières, la télé, couvrir ses parents endormis sur le canapé, réveiller son grand frère pour qu’il aille à l’école… Tout en se gérant également elle-même. Sebastian, lui, se pose en contestataire face au nouveau rythme de vie de ses parents : il sèche les cours, vole… Pour lui, l’école ne sert à rien si c’est pour finir endetté par les prêts et ne pas trouver de job. Il confronte son père à de nombreuses reprises, notamment après son séjour au poste de police. Il lui lance qu’il a choisi d’être “boniche” et qu’il ne veut pas finir comme lui. L’accumulation de douleur, de colère, de fatigue, de stress et de frustration vont amener Rick à réagir avec violence vis-à-vis de Seb.

Abby, elle, a plus de recul sur la situation et réalise que leur travail a trop d’impact négatif sur leur vie de famille. Elle a également conscience de la duperie concernant le statut d’entrepreneur. Elle va tenter de résonner Rick mais celui-ci ne voit pas d’autre alternative que de continuer à travailler pour éviter que sa famille ne finisse à la rue. Une sorte de fatalité règne au-dessus de la tête de Ricky. Cela était presque annoncé dans le titre, Sorry We Missed You, que l’on retrouve sur les flyers à donner aux destinataires des colis quand ceux-ci sont absents, et qui fait comme écho à tous les moments que le personnage principal loupe avec sa famille.

L’une des thématiques secondaires abordée dans le film, qui reste importante à mon sens, est la problématique de la révolution numérique. On retrouve en premier lieu le fameux ”gun” (scanner), qui a tout l’air d’être le nouveau patron de Rick puisqu’il doit suivre à la lettre ce que la machine lui dit. Selon Lisa, le gun peut envoyer des textos, téléphoner, photographier, scanner, signer, contacter le prochain client, il permet au client de toujours savoir où Rick est. Elle se demande qui rentre toutes les informations dans le dispositif et dit que la personne qui s’en occupe ne va probablement “jamais aux toilettes, parce que s’ils peuvent mesurer tout le reste, il pourrait prévoir le temps pour les toilettes”. Elle soulève un point important : la déshumanisation générée par le “gun”, représentant “l’arme” sur la tempe de Rick.
Il y a également l’attachement de Seb à son mobile, rendant la communication au sein de la famille compliquée. Lorsque Rick le lui confisque, Abby lui fait comprendre que pour Sebastian, son portable est toute sa vie. Paradoxalement, le téléphone d’Abby va devenir son allié pour communiquer avec ses enfants à distance à chaque fois qu’elle va rentrer en retard chez elle. Son téléphone devient en quelque sorte son seul moyen de garder le lien avec sa famille.

Sorry We Missed You, de Ken Loach © Joss Barratt

Sorry We Missed You est un film particulièrement touchant, qui fait réfléchir sur notre société de consommation. Ken Loach y dénonce intelligemment la nouvelle forme de précarité engendrée par l’ubérisation. Il le fait en construisant ses plans de façon à montrer une dégradation dans l’histoire, en utilisant une mise en scène réaliste et en choisissant des thématiques poignantes liées au monde moderne et à la révolution numérique. Le fait que le film soit tourné avec un tel réalisme prend aux tripes. Cela donne l’impression d’être très proche des personnages. Les séquences ont été filmées avec simplicité mais sont d’une efficacité redoutable. Les problématiques abordées sont pertinentes et alarmantes : nous vivons dans cette société de surconsommation et de numérisation où même lorsqu’on y fait attention, il est difficile de complètement s’en détacher. Sorry We Missed You permet de conscientiser ces problématiques, en montrant le système de l’intérieur, son ampleur et ses mécanismes.

Le film de Ken Loach met des visages, des noms et un contexte, sur un milieu qui est d’ordinaire invisible. Le parti pris du réalisateur de dresser un tableau très sombre doit cependant être nuancé : le système mis en scène répond aux attentes actuelles de la société. Il est important de souligner que des alternatives sont possibles.

Clara Haelters

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